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Claire Kirkland-Casgrain: un monument

Non, elle n'a pas porté le chapeau!

René Lévesque
© Les archives Dans un échange avec René Lévesque, Robert Bourassa et Pierre Péladeau.

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Claire Kirkland-Casgrain, la femme des premières, a eu droit à des funérailles nationales, bien méritées. Il y a 55 ans, quand elle a fait l'histoire en devenant la première députée élue à l'Assemblée législative du Québec, la question qu'on se posait dans les chaumières était de savoir si elle allait «porter le chapeau».  

Saint Paul, l'Apôtre des gentils, écrit dans son Épître aux Corinthiens que les chrétiennes doivent porter le voile en signe de leur subordination à l'homme. Claire n'a pas porté de chapeau.

Lorsque je suis moi-même entrée à l'Assemblée nationale, à titre de députée de La Pinière, il y a 22 ans, j'avais l'impression que l'égalité entre les femmes et les hommes était déjà inscrite dans les mœurs politiques, mais plus je me familiarisais avec le discours ambiant, plus je pensais à Claire et aux luttes qu'elle a dû mener pour inscrire les priorités des femmes dans le programme législatif du Parlement et les politiques publiques du gouvernement.

Je lui voue une grande admiration, tellement que je me suis battue pour qu'elle soit immortalisée, de son vivant, à côté des trois suffragettes, dans le Monument en hommage aux femmes en politique, dont j'ai piloté le projet pour l'Assemblée nationale et qui se dresse depuis décembre 2012 sur la Colline parlementaire. Elle a été pour moi une source d'inspiration et un exemple de courage et de détermination.

«Il y a trop de renards dans la politique pour y introduire des poules»

En suivant les traces de son parcours, j'ai entrepris de lire le Journal des débats et les journaux de l'époque, depuis les années 1920. Les discours que tenaient nos «augustes élus» sur le droit de vote des femmes étaient très parlants, comme l'illustre bien celui de Robert Raoul Bachand, député de Shefford de 1931 à 1935, qui a déclaré en pleine Assemblée: «Il y a trop de renards dans la politique pour y introduire des poules.»

Pas étonnant que, même si le droit de vote et d'éligibilité a été accordé aux Québécoises le 25 avril 1940 par le premier ministre libéral Adélard Godbout, il ait ensuite fallu attendre plus de 21 ans avant que pour la première fois une femme, Claire Kirkland-Casgrain, fasse son entrée au Parlement, en décembre 1961. Pendant près de 12 ans, elle persévérera, seule, dans un forum d'hommes.

Comment a-t-elle pu affronter la misogynie dominante de son époque? Elle m'a donné la réponse à cette question quelques années plus tard, lors d'un entretien chez elle dont l'original est conservé dans les Archives de l'Assemblée nationale.

«Je pensais qu'on m'avait oubliée»

C'était en 2008. J'organisais, à titre de première vice-présidente de l'Assemblée nationale, un colloque sur les 50 ans de présence des femmes en politique, dans le cadre du 400e anniversaire de la Ville de Québec, un événement majeur qui ne pouvait se tenir sans la pionnière qui a ouvert la voie à toutes celles qui ont marché dans ses pas.

Claire avait accepté de me recevoir chez elle. Elle m'a ouvert son cœur et m'a donné accès à une partie de ses archives visuelles, au grand plaisir de l'équipe de tournage qui m'accompagnait et qui était autorisée à les filmer.

Un extrait de ce documentaire a été présenté lors du colloque de 2008, à l'Assemblée nationale. Il a touché les participantes, dont plusieurs voyaient cette pionnière pour la première fois. Une jeune étudiante de l'Université Laval, émue aux larmes, m'avait interpellée: «Comment se fait-il que je sois rendue à l'université et que personne, avant aujourd'hui, ne m'ait parlé de Claire Kirkland-Casgrain?» C'est un peu le commentaire que m'avait fait Claire, à l'issue de notre entretien mémorable, en me remerciant de ma visite: «Je pensais qu'on m'avait oubliée!»  

Non, Claire, vous ne serez pas oubliée, car vous faites partie de ces immortels qui ont marqué l'histoire. Par votre exemple, vote détermination et vos réalisations, vous avez démontré aux femmes qui suivent vos traces que tout est possible.

Votre monument, avec les trois suffragettes, sur le site du parlement, continuera de nous raconter cette remarquable page d'histoire. Vous y êtes debout, tenant dans votre main droite la loi 16 sur la capacité juridique de la femme mariée, qui nous rappelle la longue marche des femmes pour l'égalité. De votre main gauche, vous faites signe aux futures générations de femmes d'entrer au Parlement et d'y prendre leur place. Non, Claire, on ne vous oubliera pas!  

Déjà, le maire de Montréal, Denis Coderre, a annoncé qu'il vous honorera en donnant votre nom à un espace public. Je formule le vœu que l'Assemblée nationale, qui a entrepris des travaux d'agrandissement, puisse attribuer votre nom à l'une des salles des commissions parlementaires.

La femme des premières

Première femme élue, en 1961, à l'Assemblée législative du Québec, Claire Kirkland-Casgrain accédera en décembre 1962 au poste de ministre d'État, dans le gouvernement de Jean Lesage, et occupera – du moins temporairement – le fauteuil de première ministre, du 2 au 6 août 1972, en remplacement de feu Robert Bourassa.

Admise au Barreau du Québec en 1952 après un parcours académique impressionnant, elle exercera sa profession d'avocate et défendra, en l'absence d'un régime universel d'assurance automobile, plusieurs causes touchant les accidentés de la route, une expérience qui la préparera à assumer la charge de ministre des Transports.

Elle est arrivée au Parlement par la voie la plus proche de la politique, après avoir milité au sein de son parti, où elle a assumé la présidence de la Fédération des femmes libérales du Québec et participé à l'organisation des campagnes électorales de son père, Charles-Aimé Kirkland, médecin de profession et député libéral de Jacques-Cartier de 1939 à 1961.

Claire ne l'a pas eue facile, d'abord au sein de son propre parti, puis avec ses collègues masculins au Parlement et au gouvernement. Ses états de service n'ont pas suffi à la placer dans les bonnes grâces de son chef Jean Lesage et des organisateurs libéraux. Il a fallu l'appui de deux poids lourds, Paul Gérin-Lajoie et Georges-Émile Lapalme, pour qu'elle puisse se porter candidate à l'élection partielle de 1961, dans la circonscription de Jacques-Cartier, et ainsi succéder à son père, décédé.

Réélue à l'élection générale de 1962 avec 49 000 voix de majorité – «la plus grosse majorité», dira-t-elle fièrement –, elle fera son entrée au Conseil des ministres la même année, pour devenir l'une des artisanes de la Révolution tranquille.  De 1961 à 1973, pendant près de 12 ans, elle sera la seule femme élue dans une Assemblée d'hommes. Elle accepte ensuite un poste de juge à la Cour du Québec; Lise Bacon prendra le relais à la suite de l'élection générale du 29 octobre 1973.

Lorsque Claire Kirkland-Casgrain est entrée au Parlement, l'édifice de l'institution ne possédait pas de toilettes pour femmes. Comme les députés siégeaient, par périodes, jour et nuit, elle n'avait pas non plus accès au bar où ses collègues masculins prenaient un coup entre deux interventions en Chambre, à la porte du Salon bleu. Elle devait tout faire par elle-même, n'ayant pas de secrétaire.

La femme des réalisations

Néanmoins, durant les années où elle a assumé des responsabilités ministérielles, et même dans l'opposition, Claire Kirkland-Casgrain a laissé une empreinte durable: ses réalisations ont marqué le Québec. En tant qu'avocate et militante libérale pour les droits de la personne, elle était déjà sensibilisée à la discrimination dont les femmes faisaient l'objet.

En effet, s'il est aujourd'hui tout à fait normal qu'une femme puisse ouvrir un compte de banque en son nom et signer des contrats ou des documents à caractère juridique, il n'en a pas toujours été ainsi. Jusqu'au milieu des années 1960, le Code civil du Bas-Canada plaçait les femmes mariées sous tutelle, au même titre que les mineurs.

D'ailleurs, la nouvelle députée, forte de sa légitimité d'élue, l'a constaté durement lorsqu'elle a voulu louer un logement à Québec pour son séjour durant la session parlementaire. Étant «incapable juridiquement», elle ne pouvait signer son bail. Il a fallu que son mari, Philippe Casgrain, le fasse pour elle.  

Claire Kirkland-Casgrain  va poser un geste fort en faisant adopter, en 1964, le projet de loi 16 – la Loi portant sur la capacité juridique de la femme mariée –, qui va garantir aux époux les mêmes droits, libérer les femmes de cette tutelle aberrante et leur donner leur dignité.

Elle poursuivra son œuvre de défense des droits de femmes en adoptant en 1969, alors qu'elle était députée de l'opposition, la Loi concernant les régimes matrimoniaux et l'établissement de la société d'acquêts, puis, en 1973, la Loi établissant le Conseil du statut de la femme.

De 1964 à 1966, elle fait de la sécurité routière sa principale préoccupation à titre de ministre des Transports et des Communications. Ministre du Tourisme, de la Chasse et de la Pêche de 1970 à 1972, elle présidera à la création de l'Institut de tourisme et d'hôtellerie du Québec (ITHQ) et donnera un statut public à des espaces verts jusque-là réservés aux clubs privés, créant ainsi les premières réserves fauniques du Québec. Ministre de la Culture de 1972 à 1973, elle fera adopter une loi importante sur la protection des biens cultuels.

Repose en paix Claire. On se souviendra de toi pour des générations à venir!

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